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Rompre les frontières de l’individualisme grâce au confinement

Rompre les frontières de l’individualisme grâce au confinement
Published on
20 April 2020

Taxées de bien des maux – notamment de rompre le lien social –, les technologies de l’information et de la communication nourrissent en cette période de confinement nos besoins fondamentaux d’interactions sociales. Et font la preuve (s’il en faut) de leur grande utilité sociale… Portrait d’une réhabilitation.

Entretien avec Caroline Cuny, docteure en psychologie cognitive, HDR, et enseignante-chercheure au département marketing de Grenoble Ecole de Management. Avec Marianela Fornerino et Mathieu Pinelli, enseignants-chercheurs à GEM, elle est co-auteure d'un article paru dans The Conversation, en mars 2020, qui est intitulé : Rester chez soi et rompre avec l'individualisme ambiant.

Les mesures de confinement pouvaient faire craindre un repli sur soi et sur la sphère intime. Mais il n'en n'est rien pour nombre d'entre nous. Quelles sont vos observations depuis le début du confinement, en France ?

Le premier constat est qu'en cette période de confinement, nous avons eu d'emblée l'idée de « l'hyper-connexion ». Sauf qu'il se passe quelque chose de l'ordre de la privation et de la frustration à interagir uniquement via les réseaux sociaux. Ce phénomène de privation accroît d'autant plus le besoin d'interactions sociales.

Ainsi, les manifestations de solidarité sur le terrain se sont organisées, très vite, à l'échelle individuelle et collective, hors des réseaux sociaux. Nous constatons que le confinement actuel, qui menace nos besoins d'interactions sociales, nous pousse à inventer de nouvelles façons de faire et à retrouver des gestes solidaires d'autant. En témoigne, par exemple, l'aide spontanée proposée à nos voisins fragilisés, dont nos aînés, les plus vulnérables. En témoignent aussi toutes les manifestations de solidarité à l'attention du personnel soignant. Les outils numériques nous ont bien sûr aidés à lancer des appels à la confection de masques de protection, mais aussi à donner des idées d'activités pour les enfants et leurs parents. Sans compter les « apéro virtuels »… Mais ce qui prime, c'est que l'ensemble de ces manifestations génère un sentiment puissant de « présence sociale ».

Justement, vous soulignez l'importance d'éprouver ce sentiment de « présence sociale » en période de confinement. Quelle est votre analyse ?

Le sentiment de présence sociale en ligne, c'est l'idée de se sentir en lien, dans une relation d'intimité avec une personne réelle. La présence sociale comprend deux éléments principaux : l'intimité et l'immédiateté. Ainsi, le partage d'expériences, via les interfaces numériques, alimente le sentiment de présence sociale. Différentes études montrent que la présence sociale en ligne est associée à l'attraction, la confiance et au plaisir. C'est la capacité à donner de la force à une expérience d'échanges, par exemple avec l'utilisation de la vidéo. Le contact est plus intense. C'est le cas des activités d'enseignement à distance, des récits en ligne d'artistes et des vidéo-conférences animées par divers intellectuels. Ce qui est important, c'est d'interagir en « live » : l'interaction passe par une présence « physique » et en temps réel. Le véritable enjeu, en cette période de confinement, est de se sentir en contact. Cela accroît le niveau de confiance et de satisfaction lors des échanges. Enfin, nous avions perdu l'idée que les activités numériques nous permettent de partager tout à fait librement, sans publicités attachées à une page Facebook, ou à un compte Instagram…

Qu'en est-il, selon vous, du phénomène tant décrié de l'hyper-connexion dans cette période de confinement ?

Notre cerveau nécessite des moments hors-connexion en période de confinement. A savoir, des moments de calme, où l'esprit vagabonde ; des moments que l'on s'accorde pour laisser notre regard embrasser l'extérieur avec, lorsque c'est possible, un contact visuel apaisant avec la nature… Car, de fait, notre cerveau est hyper curieux et, en période d'isolement, le risque encouru est également de nous épuiser ! Un danger est de voir nos émotions négatives « charger » notre mental. Il est donc tout aussi important actuellement de se déconnecter, en particulier pour les personnes confinées seules à leur domicile et d'orienter ce mental vers des sensations naturelles et agréables, réelles et ressenties physiquement, ou imaginées. De même, les parents doivent absolument imposer à leurs enfants des moments de déconnexion.

Certains préconisent que le coronavirus changera le monde d'une façon permanente, et suggèrent que le paradoxe de la communication en ligne sera renforcé : plus de distance physique, oui, mais aussi une meilleure qualité de la « connexion », c'est-à-dire de la présence sociale – plus d'intimité et moins de distance psychologique. Cette crise permettra-t-elle de conserver cette rupture des barrières individualistes ?

Tout d'abord, pour qu'un comportement soit modifié, il faut que de nouvelles habitudes soient prises dans la durée, durant quelques semaines au moins. A priori, le temps du confinement dans lequel nous nous trouvons, devrait modifier les comportements.

Ensuite, le critère de l'intensité émotionnelle devrait être déterminant. Ceux qui se sentiront « secoués » émotionnellement par le confinement, conserveront un ancrage émotionnel très fort. Pour d'autres, cela pourraient constituer un traumatisme... Ce qui est certain, c'est que cette expérience inédite pour nos générations, en temps de paix, changera nos comportements. Mais dans quel sens… ?

L'expérience du confinement ne va pas nous défaire des outils numériques, c'est certain. Mais au-delà, le confinement devrait valoriser la qualité de la relation humaine, hors connexion. Le sentiment de présence sociale sera renforcé, y compris dans les relations médiatisées par les outils numériques. Nous devrions conserver « cette rupture de l'individualisme », car nous aurons partagé une expérience forte, ensemble. D'autant que c'est une expérience planétaire…

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