
Thibault Daudigeos, professeur, et Vincent Pasquier, doctorant en Sciences de Gestion à Grenoble Ecole de Management, ont établi une cartographie en trois dimensions de l'économie du partage, dans un article issu de leurs travaux de recherche, publié en avril dernier dans la revue The Conversation. Entretien croisé.
Questions à Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier.
Votre cartographie décrypte d’abord les racines philosophiques des différents courants qui animent l’économie du partage – l'économie de la fonctionnalité, la pensée libertarienne, la philosophie du don, la gouvernance partagée de biens communs, enfin, la contre-culture libertaire qui s’illustre par le courant Hacker.
Quelles sont les tendances prédominantes, aujourd’hui ?
Toutes les tendances coexistent, mais toutes ne jouissent pas de la même visibilité. La tendance business libertarienne est très médiatisée, au travers notamment du P-Dg d’Uber, Travis Kalanick, qui n’hésite pas à se revendiquer d’Ayn Rand, philosophe et essayiste ultra libérale de la seconde moitié du 20ème siècle. Mais ce n’est pas parce que les autres courants sont moins visibles que leurs initiatives sont moins nombreuses. Bien au contraire. Le courant issu de la théorie du « bien commun » est très présent, avec des acteurs en France comme La Louve, Cité Lib…
Simplement, leur degré d’exposition est moindre. A l’inverse, les start-ups de la nouvelle économie du partage brillent par des levées de fonds importantes et un développement rapide comme Airbnb qui a encore levé fin septembre plus de 500 millions de dollars. C’est un fait : les initiatives qui s’inscrivent par exemple dans la contre-culture libertaire mettent plus de temps à fleurir et grandissent de manière moins visible. Mais elles existent et perdurent !
La finalité d’une entreprise de l’économie du partage constitue la seconde dimension de votre cartographie. Vous évoquez ainsi la “grande cassure” entre des modèles à but lucratif (Airbnb, Uber...) et ceux à but associatif (Cité Lib). Ces deux modèles sont-ils vraiment antagonistes ?
Ces deux modèles se rejoignent sur un point : la meilleure mise en commun des biens et des ressources, en faveur du développement économique. L’antagonisme le plus fort se situe dans la répartition des revenus. C’est ainsi que le modèle orienté vers la génération de profits est d’abord créateur de valeur pour le consommateur et les investisseurs, alors que les modèles à but non lucratif répondent aux attentes de consommateurs, certes, mais aussi à celles des salariés et de la collectivité, via une meilleure répartition des gains générés. (Cf. les initiatives liées aux monnaies locales).
Mais, depuis l‘origine du capitalisme, ces deux tendances ont coexisté. Et, quelle que soit leur finalité, les entreprises à but lucratif et non lucratif génèrent une plus-value sociale, sinon elles n’existeraient simplement pas ! En revanche, toutes n’ont pas une vision élargie de l’idée du bien commun. En témoigne le modèle social proposé aux salariés d’Uber, d’Amazon… La responsabilité sociale de ces entreprises ne se pose pas du tout dans les mêmes termes…
Troisième dimension : l’analyse par secteur d’activité. La consommation, la production, l’éducation et le financement constituent les quatre champs d’activité de l’économie du partage. Quels sont les domaines dans lesquels les bouleversements attendus devraient être les plus forts ?
Le plus grand bouleversement identifié à ce jour concerne l’économie des services. Les industries traditionnelles de l’hôtellerie et des transports de personnes sont déjà largement impactées par l’arrivée d’Airbnb, d’Uber, de Blablacar… Parallèlement des facteurs-clés se conjuguent, qui devraient changer nos modes de consommation : les enjeux liés aux émissions de carbone et ceux liés à l’immobilisation capitalistique des biens. Nous arrivons au terme du cycle de l’objet utilisé quelques fois par an : sa tondeuse à gazon, son appareil à raclette, et même sa voiture !
Dans le champ de la production, l’émergence des FabLab par quartier, et l’impression 3D semble être les signes annonciateurs d’une transformation des modes de production… Mais celle-ci prend davantage de temps pour à se concrétiser.
Dernier point-clé, qui pourrait en revanche ralentir les bouleversements de l’économie du partage : la régulation. Quand les Etats régulent, les initiatives de l’économie du partage peuvent se trouver sérieusement infléchies. En témoignent la ville de Berlin qui a fait le choix radical d’interdire la location de logements entiers par Airbnb intra-muros. Ou, la ville de Montréal qui autorise quelques milliers d’heures de conduite aux chauffeurs Uber, afin de garantir un équilibre avec l’activité des taxis traditionnels.
Mais, les entreprises phares de l’économie du partage contre-attaquent ou tentent de contourner les nouvelles réglementations. Uber a ainsi annoncé le lancement d’un service sans chauffeur à Pittsburg, aux Etats-Unis ce qui pourrait à terme lui éviter les critiques sur son modèle social.
Nous identifions tous les grandes réussites de l’économie du partage, mais en réalité, quels en sont les grands paradoxes ?
Les paradoxes de l’économie du partage découlent principalement du décalage entre les nombreux mythes et espoirs qui l’entourent et ses effets réels. On nous vend par exemple l’ubérisation du travail comme un mouvement de libération des salariés qui permet de travailler à la carte, quand et comme l’on veut, sans lourdeur et contrainte organisationnelle…
Or, pour la grande majorité des travailleurs de l’économie collaborative, à commencer par les chauffeurs Uber et les « indépendants » de la plateforme de travail en ligne d’Amazon, la réalité est toute autre : temps partiels cumulés, parcellisation du travail et rémunération « à la tâche »… La réalité de la plupart des emplois uberisés, c’est donc surtout celle d’un taylorisme 2.0 !
Autre paradoxe de l’économie du partage, l’environnement. Les voitures partagées sont un excellent système collaboratif. Mais elles ont un effet pervers : en rendant accessibles à tous des véhicules partagés, le système conduit finalement à une hausse du kilométrage global parcouru. Au final, il n’est pas certain que le bilan carbone soit amélioré... Ainsi, l’un des paradoxes de l’économie du partage est qu’elle n’incite pas forcément à consommer « autrement », mais probablement à consommer encore davantage.
Dernier point d’achoppement, et non des moindres : la question de la répartition de la plus-value. Ces start-ups de l’économie du partage que tout le monde connait et utilisent satisfont les attentes du consommateur, mais négligent parfois d’autres parties prenantes comme les salariés notamment. Pour tenir ses promesses, l’économie du partage doit… partager ! Soit, élargir la répartition des richesses, en tenant compte des impacts sociétaux. C’est ainsi rappelons-le qu’Airbnb a fait progressivement disparaitre l’offre locative à Berlin intra-muros, induisant l’explosion des loyers et la fuite des classes populaires et moyennes à l’extérieur de la ville…
La question fondamentale aujourd’hui est de trouver le point d’équilibre entre la valeur créée et le partage des profits entre toutes les parties prenantes. En tant que tel, le service proposé par Uber a beaucoup d’utilité pour le consommateur. Ce qui manque, c’est un modèle social. C’est pourquoi l’on peut dire que les fruits de l’économie du partage sont encore loin d’être partagés par tous.